
Écorchées vivantes : La révolte de neuf plumes d’Haïti!
La maison d’édition Mémoire d’encrier a sorti cet automne un recueil au titre cassant comme le verre. Neuf récits d’auteures haïtiennes de moins de 30 ans, se désignant comme des Écorchées vivantes. À l’unisson, elles dénoncent abus, discriminations et exclusions.
Des histoires on ne peut plus actuelles, recueillies en une œuvre choc grâce au flair de Martine Fidèle, elle-même écrivaine et journaliste. Afin de cerner cette douleur portée collectivement, la poétesse Nedjmhartine Vincent met le doigt sur les plaies de toute une génération.
Tracé d’un itinéraire inégal
Pour se lancer tête première dans une telle aventure littéraire, lourde en dénonciation et dommages collatéraux, les neuf héroïnes écrivaines ont dû faire le pacte de la survivance. Chacune a pris la parole en ses mots pour extérioriser ses douleurs, ses préoccupations.
Elles résistent aux épreuves de la vie – abus sexuels, échecs amoureux, prostitution, itinérance – et se tiennent fières, debouts, pour s’inventer ce que Nedjmhartine Vincent définit comme des « chemins parallèles pour exister. »
Les premiers pans de l’oeuvre révèlent un autre indice sur sa nature intrinsèque. Martine Fidèle y va de plein fouet, d’un cri commun partagé par ses comparses : « Nous écrivons parce qu’il y a en Haïti des femmes qui vivent une journée sans pain, dans une rue qui siffle la rébellion. Des femmes qui vivent les mêmes semaines, longues, éreintantes et vibrantes, et qui parviennent à tracer le poème des rues disparues. » La question des inégalités des sexes traverse l’oeuvre.
Celle qui persiste encore dans la Perle des Antilles, où 71% des femmes ne possèdent encore ni domicile, ni terre et seulement 9% bénéficient du titre de propriétaires.
La littérature : repoussoir du désespoir au féminin
Ces survivantes ont sur la peau les stigmates du fatal séisme de 2010. Indélébile épisode dans l’esprit collectif haïtien, qui ne se cicatrisera jamais, tant et aussi longtemps que les quartiers les plus ravagés ne retrouveront leur forme originelle. Nedjmhartine Vincent relate ce chaos dans Exilées, l’histoire de Simone, femme de joie portant la vie dans son ventre et sa fille Lucie, 16 ans, suivant ses traces, également enceinte d’un client, dans l’après tremblement de terre de janvier 2010. Délogées, réfugiées sous une tente, l’école est devenue un lieu fantasmagorique. Leur quotidien rime avec démerde, désespoir de la prostitution d’une mère pour sauver la condition précaire de sa fille : « Avant le séisme, Lucie avait découvert que la seule frontière entre sa mère et les autres était le trottoir. » La poétesse en connaît tout un chapitre sur ce fléau ayant atteint son paroxysme après 2010. À l’époque, la jeune femme, étudiante en psychologie, travaille dans les camps et s’approche au plus près de la souffrance de ces habitants. Cette promiscuité dans des abris provisoires, espace de dénuement total, engendre une recrudescence de la prostitution et l’émergence d’autres manifestations comme la prostitution infantile. Une expérience relatée dans cette histoire que l’écrivaine a voulu tel un « hommage au courage de toutes ces femmes exilées dans leurs corps et dans leur âme, exilées de la vie sociale, livrées à elle-même… »
Cicatriser les écorchures
Il résulte de l’adéquation entre chacun de textes un constat d’échec de la part des hommes dans la vie des femmes en Haïti. Tour à tour, ils incarnent le violeur camouflé dans le rôle du petit ami, l’oncle incestueux, le père absent, le géniteur désengagé. L’homme brille par sa bassesse et les écorchées ne lui octroient pas une once de valeur positive. De tenaces préjugés parsèment l’oeuvre, font horreur à lire comme celui-ci : « Une femme se sert à rien si elle ne nourrit pas son homme. » Aux yeux de Nedjmhartine, le livre soulève aussi l’échec des femmes qui sont responsables de l’éducation des petits garçons, avant qu’ils ne deviennent les bourreaux de demain ! Elle préconise de faire « sauter les balises, de libérer la parole, d’ouvrir les yeux de ces femmes, mais aussi des filles et des garçons de notre société pour faire bouger les choses. » En somme, la prétention du recueil.
À quoi ressemblera donc l’avenir de ces écorchées, jeunes trentenaires repoussant en bloc les mœurs rigides de toute une société ? Le cri du coeur de ces neuf auteures annoncerait-il une révolte en marche ? Assurément, aux dires de l’initiatrice d’Exilées pour qui toute la dynamique du collectif est justement portée par ce désir de résistance. « Nous avons tenté de donner la mesure des malaises à travers nos mots. Les gens ne pourront plus dire qu’ils ne savaient pas. Le livre appartient à qui veut bien se l’approprier, le lire, le ressentir. Désormais, il lui tient d’agir. », lance avec verve la représentante du mouvement qui risque bien de rallier toute une génération en Haïti et bien au-delà des rivages de l’île.
Écorchées vivantes
Mémoire d’encrier
Collection Chronique
(96 pages)
www.memoiredencrier.com